L’Europe seule face à son destin

Cela fait 20 ans que j’essaie d’alerter sur le gouffre qui nous attend. En vain. Et aujourd’hui, alors qu’il est là, béant, devant nos yeux à demi-clos, il ne se passe toujours pas grand chose dans les chancelleries et les sociétés européennes.

Chers amis,

Tout semble continuer comme si de rien n’était et pourtant... Et pourtant la terre se dérobe sous nos pieds au moment où j’écris ces lignes. La terre se dérobe sous nos pieds et nous marchons tels des somnambules droit vers l’abîme.

Cela fait 20 ans que j’essaie d’alerter sur le gouffre qui nous attend. En vain. Et aujourd’hui, alors qu’il est là, béant, devant nos yeux à demi-clos, il ne se passe toujours pas grand chose dans les chancelleries et les sociétés européennes. Que nous faut-il de plus pour réagir fortement ?

Je ne vous parle pas là d’une petite chute ou d’un lent déclin, non, je vous parle d’un effondrement. Rapide. Fatal.

Ces derniers jours ont vu se tourner la page de 80 années d’Histoire. Le parapluie américain - qui nous protégeait depuis 1945 et nous vassalisait en nous protégeant - s’est brutalement refermé. Ce n’est pas un moment difficile à passer ou un simple virage à négocier, c’est une rupture majeure, une rupture telle que nous n’en avons pas connue de notre vivant : la bascule dans un monde très différent de celui qui nous a vus naître et grandir.

Dans ce nouveau monde, la paix et la démocratie en Europe n’auront plus rien d’évident ou de naturel, les faibles seront écrasés sans ménagement et notre continent sera avalé par des Empires hostiles s’il n’est pas capable d’assurer sa propre défense. S’il ne devient la puissance politique, militaire, économique souveraine et intégrée qu’il devrait déjà être et n’a jamais su ou pu devenir faute de courage et de vision. Les petits pas, c’est fini, c’est une philosophie de vie pour temps calmes et les temps calmes ne sont plus que de vagues souvenirs d’une époque révolue.

Si vous pensez que j’exagère, attardez-vous sur la seule journée de mardi, une journée qui a vu les alliances géopolitiques les plus solides se retourner comme des gants. Donald Trump a scellé ce 18 février 2025, avec une légèreté écœurante, le cercueil de l’alliance entre les États-Unis et l’Europe. Il y eut d’abord son Secrétaire d’État Marco Rubio lançant des négociations avec la Russie en Arabie Saoudite (!) et proposant un partenariat stratégique entre Moscou et Washington (!). Des négociations sur l’Ukraine sans l’Ukraine et sur l’Europe sans l’Europe. Pour aboutir à une offre de grande alliance avec la tyrannie russe. Sans nous, donc, et contre nous.

Puis il y eut cette conférence de presse lunaire de Donald Trump au cours de laquelle il a repris toutes les exigences et tous les mensonges russes en les assumant crânement comme des positions américaines, y compris sur le renversement du Président Zelensky. Il fallait voir ce milliardaire amoureux de lui-même gloser sur de faux sondages de Zelensky et assumer que les élections en Ukraine devaient faire partie du deal avec Poutine (!) : « ce ne sont pas des éléments russes, cela vient de nous, des US. » J’ai regardé et je n’oublierai pas de sitôt. Le Président des États-Unis est désormais clairement une machine à recycler les ambitions poutiniennes et la propagande russe : « l’Ukraine n’aurait pas dû commencer la guerre » a-t-il osé en conclusion sans mourir de honte.

Disons-le avec force : l’OTAN ne sera plus le lieu où l’on assure la sécurité des démocraties européennes. Elle est morte politiquement à partir du moment où les États-Unis épousent les vues de notre principal ennemi. Qui peut sérieusement faire confiance à un homme comme Trump pour activer l’article 5 de l’Alliance - cet article d’assistance mutuelle sur lequel repose la paix en Europe depuis des décennies - si un pays membre de l’Alliance est attaqué par Poutine comme quasiment tous les services de sécurité européens le prévoient ? Qui peut réellement croire que cette Administration portera secours à la Lettonie, l’Estonie ou la Pologne ? Personne. Et surtout pas - c’est l’essentiel - Poutine.

Le moment est donc venu de montrer ce que nous sommes, nous, Européens. C’est à l’Union européenne d’assumer sa propre défense en étroite coordination avec les démocraties canadiennes et anglaises. Actons ensemble que déléguer notre sécurité aux États-Unis relève désormais d’une sorte de folie suicidaire et que bâtir une défense européenne digne de ce nom est l’urgence absolue. Actons donc que les fonds européens à dégager - 500 milliards - dans les semaines qui viennent ne financeront pas l’achat de F35 désactivables à distance et doivent permettre au contraire le développement rapide d’une industrie européenne autonome. Actons aussi immédiatement, comme premier pas, un nouveau paquet de sanctions drastiques contre le régime russe et l’envoi à l’Ukraine le plus gros paquet d’aide militaire depuis le début du conflit. Pour montrer que nous ne fléchirons pas. Jamais.

Ce sursaut, c’est à Kyiv ce 24 février que tous les dirigeants européens démocrates doivent le dessiner ensemble. C’est là que notre sécurité est en jeu, c’est là que notre défense autonome doit commencer.

C’est là que bat le cœur de la démocratie européenne.

Ne soyez pas tétanisés par ce moment de bascule. Nous avons les moyens de faire face et de tenir tête si nous le décidons. Cela supposera des efforts considérables, des efforts comme nous n’en avons sans doute jamais produits depuis la reconstruction de l’Europe au sortir de la deuxième guerre mondiale. Nous proposerons des mécanismes de solidarité ambitieux pour rendre nos démocraties plus solides et ces efforts communs plus acceptables. Une révolution mentale doit avoir lieu en Europe.

Je me prépare à ce moment depuis longtemps et je ne laisserai pas nos démocraties assoupies s’enfoncer dans le néant sans tout faire, littéralement tout, pour les réveiller.

Ensemble, nous y arriverons.

Slava Ukraini et vive l’Europe libre et démocratique !

Raphaël

* initialement publié et diffusé le 19 février 2025

Cap clair - la newsletter de Raphaël Glucksmann

Par Raphaël Glucksmann

Raphaël Glucksmann est un essayiste, homme politique et député européen, connu pour son engagement sur les questions démocratiques, sociales et environnementales. Fondateur du mouvement Place Publique, il met son influence au service du débat public et de la mobilisation citoyenne.

Les derniers articles publiés